Pourquoi les chercheurs ne devraient pas seulement se servir de leur raison, mais aussi admettre les émotions. Un essai de Michael Hagner.

de Michael Hagner
(Photo : ETH Zurich / Silvia Sch?ning)

Récemment, un article paru dans "Nature" a fait sensation en affirmant que les sciences avaient fait de moins en moins de percées dans de nouvelles directions au cours des 60 dernières années, malgré des financements toujours plus importants. Au lieu de cela, le type de recherche qui s'est imposé est celui qui affine ou développe toujours plus les connaissances existantes.

On peut discuter de la question de savoir si l'analyse numérique de 45 millions d'articles scientifiques et de 3,9 millions de brevets ne permet pas de tirer d'autres conclusions. On pourrait aussi objecter que les percées révolutionnaires sont surestimées et qu'elles sont surtout importantes pour l'épopée héro?que continue des sciences, moins pour leur travail quotidien.

Mais même si cela devait être le cas, le récit de l'aventure disruptive des sciences n'est pas inutile. Pourquoi les jeunes devraient-ils s'engager dans un choix de carrière exigeant en termes de travail et de risque, et pas forcément prometteur en termes de prospérité, uniquement pour combler ensuite l'une ou l'autre lacune de la recherche ? Il ne s'agit pas forcément de remporter le prix Nobel, mais tous ceux qui se lancent dans la recherche ont sans doute déjà ressenti l'envie d'essayer quelque chose de tout à fait nouveau et de jeter par-dessus bord une doctrine scientifique existante. Mais ceux qui suivent cette impulsion ont un chemin pénible à parcourir, soit parce que la nature telle qu'elle est étudiée en laboratoire se révèle récalcitrante et que les résultats sont d'abord maigres, contradictoires ou énigmatiques, soit parce que les bailleurs de fonds et les grands de la communauté scientifique correspondante considèrent ces recherches comme inutiles.

Dans une telle situation, il faut de l'obstination, de l'audace, du go?t pour la spéculation, de la persévérance et l'intuition qu'un trésor pourrait être caché précisément là où la doctrine dominante ne le localise pas. Ce qui nous amène au c?ur du sujet des émotions, car des considérations purement rationnelles ne permettraient pas de s'exposer aux incertitudes épistémiques qui menacent, ni à la marginalisation sociale qui pourrait résulter d'une telle démarche. Actuellement, une telle constellation a un nom et un visage : la biologiste moléculaire hongroise Katalin Karikó, dont les recherches sur l'ARNm constituent la base (involontaire) du vaccin Covid-19, n'a pas obtenu en son temps un chaire à durée indéterminée à l'Université de Pennsylvanie et a d? partir. Elle ne s'est toutefois pas laissée décourager pour autant.

Les percées en matière de connaissances supposent par conséquent des comportements à base émotionnelle tels que l'audace et l'humilité, la persévérance et l'obstination. Et ce n'est pas tout. La curiosité et l'étonnement font également partie de ce contexte. Personne ne contestera qu'il s'agit là de catégories universelles, pertinentes dans de nombreux domaines de la vie. Mais l'histoire de ces notions montre que la curiosité et l'étonnement faisaient partie des caractéristiques comportementales essentielles des naturalistes du XVIIe siècle, qui ont rendu possible la soi-disant révolution scientifique en premier lieu. C'est pourquoi l'historienne des sciences Lorraine Daston les a qualifiées de passions cognitives qui ont été constitutives de l'avancée des connaissances. Et le sont sans aucun doute encore aujourd'hui.

Portrait de Michael Hagner
"Les percées dans la connaissance supposent des comportements à base émotionnelle tels que l'audace et l'humilité, la persévérance et l'obstination".
Portrait de Michael Hagner
Michael Hagner

On pourrait alors rétorquer que de telles émotions sont déjà importantes pour les scientifiques, mais dès qu'ils se lancent dans un travail de recherche, qu'il soit théorique ou pratique, seuls les critères rationnels comptent encore. Au cours des 200 dernières années, la philosophie et les sciences ont donc présenté toute une série d'exigences, de procédures et de directives d'action qui avaient toutes pour but d'évincer non seulement les émotions, mais aussi la subjectivité tout court du travail scientifique. Un exemple est l'objectivité mécanique du XIXe siècle, où les procédés techniques de visualisation tels que la photographie, la spectrographie ou les appareils d'enregistrement pour la mesure des fonctions corporelles étaient considérés comme un progrès permettant d'éliminer l'intervention subjective notoirement peu fiable des chercheurs.

L'objectif de telles procédures était de tenir à l'écart du travail scientifique les idiosyncrasies personnelles, c'est-à-dire certains go?ts et dégo?ts, croyances, préjugés, espoirs et soif de reconnaissance - en fait, le riche arsenal des sentiments humains. Certes, les vertus ascétiques sont une condition nécessaire au succès et à la fiabilité de la recherche. Mais nécessaire ne signifie pas encore suffisant. L'histoire des sciences a montré à maintes reprises que les convictions idiosyncratiques, les choix esthétiques ou les intuitions étranges font partie de la pratique de la recherche, sans laquelle il serait difficile d'expliquer de nouvelles voies de connaissance. Et certains scientifiques eux-mêmes ont mis en avant cette composante irrationnelle.

Ainsi, le biologiste moléculaire et prix Nobel Fran?ois Jacob a fait la distinction entre la science diurne et la science nocturne. Le jour, tout est clair et rationnel, chaque étape du raisonnement est logiquement compréhensible, et la science se présente comme une machine où l'un s'embo?te automatiquement dans l'autre. C'est cet aspect de la science qui est habituellement présenté aux politiciens, aux bailleurs de fonds et au public. Mais ils ne savent rien de la nuit où les sciences t?tonnent, doutent, ne savent plus exactement pourquoi elles font quoi, se retrouvent dans des impasses et espèrent plut?t trouver une solution avec des craintes et des intuitions. ? ce stade, la pensée est beaucoup plus proche de l'intuition et du sentiment que de la compréhension logique. Beaucoup de ces activités nocturnes n'atteignent même pas la lumière du jour et sont classées comme des tentatives ratées. Mais pour Jacob, la science nocturne est un atelier du possible indispensable, où de nouvelles voies scientifiques sont expérimentées. Elles doivent ensuite faire leurs preuves le jour, mais sans les voyages nocturnes aux chemins tortueux, il n'y aurait justement rien qui puisse faire ses preuves le jour.

Un autre scientifique, le physico-chimiste et futur sociologue des sciences Michael Polanyi, a introduit le concept de "Tacit Knowledge" pour illustrer le fait que l'on ne peut pas expliciter précisément chaque étape d'une activité créative. Outre les démarches rationnelles, il existe toujours un savoir implicite qui aide à l'expérience et à la connaissance. Polanyi considérait le savoir implicite comme une sorte de clé générale qui s'adapte aussi bien à l'habileté artistique qu'à l'art d'un diagnostiqueur expérimenté en médecine et aux capacités créatives d'une chercheuse scientifique. Et renoncer à cette forme de savoir aurait des conséquences fatales : "Mais à supposer que les pensées implicites constituent un élément indispensable de tout savoir, l'idéal d'éliminer tous les éléments personnels du savoir reviendrait de facto à détruire tout savoir".

Parce que la science nocturne n'est pas plus rendue visible dans la science diurne que le savoir implicite ne l'est dans la science explicite, ni l'une ni l'autre, ni les émotions qui leur sont associées, ne peuvent être saisies par l'analyse numérique de 45 millions d'articles scientifiques. Mais s'il devait y avoir un problème avec la recherche révolutionnaire, il vaudrait en tout cas la peine d'examiner de plus près les conditions dans lesquelles se produisent les percées dans les sciences. On n'en tirera pas de recettes, mais un encouragement à ne pas se servir uniquement de sa raison dans les sciences, mais à admettre aussi les émotions et à comprendre qu'il ne suffit pas, pour une recherche originale, qu'un rouage s'engrène soigneusement dans l'autre.

A propos de la personne

Michael Hagner est professeur de Recherche scientifique au Département des sciences humaines, sociales et politiques de l'ETH Zurich.

 

"Globe" Emotionnel !

Globe 23/01 Couverture : Dessin au crayon d'un visage à l'expression surprise

Ce texte est paru dans le numéro 23/01 du magazine ETH Globe est paru.

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