L'ombre numérique de nos émotions

La psychologue Verena Zimmermann et les informaticiens Joachim Buhmann et Elgar Fleisch parlent de la mesurabilité de nos émotions, de leur r?le entre l'homme et la machine et de l'utilisation de technologies intelligentes.

Joachim M. Buhmann, Elgar Fleisch et Verena Zimmermann à la table ronde
Joachim Buhmann, Elgar Fleisch et Verena Zimmermann. (Image : ETH Zurich / Daniel Winkler)

Monsieur Buhmann, les ordinateurs auront-ils bient?t des émotions ?

Joachim Buhmann : Les émotions contr?lent le comportement humain. Si les algorithmes apprennent à se comporter comme des humains, il est possible d'imiter le comportement avec la composante émotion. Savoir si l'ordinateur a alors des émotions est sans doute une question philosophique.

Madame Zimmerman, que sont les émotions du point de vue de la psychologie ?

Verena Zimmermann : Les émotions sont si complexes que même la psychologie n'a pas trouvé de définition clairement délimitée. Mais de nombreuses définitions ont un point commun : Les émotions sont déclenchées par une situation particulière et vécues intensément, elles sont d'une durée relativement courte et s'accompagnent toujours d'une réaction physiologique, comme par exemple une accélération de la fréquence respiratoire ou des battements du c?ur. Les émotions dites de base, comme la colère, la joie ou la tristesse, se manifestent de manière similaire chez de nombreuses personnes et peuvent être facilement différenciées les unes des autres. Mais les émotions telles que la résignation ou l'insécurité ne sont souvent pas clairement identifiables et, par conséquent, ne peuvent pas non plus être clairement mesurées.

L'homme de paille : C'est là que le b?t blesse ! Des catégories comme la frustration, la colère, la joie ou l'enthousiasme aident certes à emballer les processus qui se cachent derrière les émotions de manière à faciliter la communication avec les gens. Mais la question est de savoir ce que nous décrivons réellement avec ces catégories. Ce sont des descriptions d'états cérébraux très complexes et, à mon avis, subrationnels. Les termes sont un emballage d'une dynamique incroyablement compliquée, et notre langage est très limité pour capturer l'ensemble.

Les machines peuvent-elles donc apprendre ce que les humains ne comprennent pas ?

L'homme de paille : Oui, car c'est précisément le c?ur de l'apprentissage automatique : nous ne donnons pas à l'ordinateur un concept de la réalité, mais nous le laissons apprendre directement à partir des données. Lorsque les algorithmes apprennent à se comporter comme des êtres humains - par exemple à écrire un article - ils prennent l'être humain comme exemple, sans que celui-ci soit lui-même en mesure de rationaliser ce qu'il fait. Les algorithmes sont devenus incroyablement doués pour imiter des choses que nous pouvons à peine appréhender mentalement.

Portrait de Joachim M. Buhmann en entretien
"L'évolution nous a dotés d'abstraction et de créativité, mais d'une capacité de mémoire insuffisante - sinon nous serions des banques de données".
Portrait de Joachim M. Buhmann en entretien
Joachim M. Buhmann

Monsieur Fleisch, vous venez d'un domaine très orienté vers les applications. Quel est le projet qui vous occupe actuellement ?

La viande d'Elgar : Dans mon groupe de recherche, nous avons récemment lancé plusieurs études cliniques dans lesquelles nous mesurons l'effet des émotions. Nous examinons par exemple si le comportement en matière d'activité physique est en corrélation avec les taux d'inflammation dans le sang des volontaires, et nous voulons ainsi savoir si une personne risque de tomber malade même si elle est encore en bonne santé. Cette méthode pourrait un jour devenir un système d'alerte précoce très simple et peu co?teux, permettant de prévenir les maladies chroniques avant qu'elles ne surviennent.

L'homme de paille :Oui, de nombreuses traces de la maladie se manifestent par des expressions mécaniques. Le début de la maladie de Parkinson peut être détecté uniquement sur la base de la fréquence des frappes sur le clavier - avant même que la maladie ne soit diagnostiquée. Cette découverte a été faite chez des personnes qui soup?onnent une maladie de Parkinson et qui ont saisi les questions correspondantes sur des moteurs de recherche.

Dans quelle mesure les émotions peuvent-elles être mesurées ?

Viande :Les émotions déclenchent une quantité incroyable de choses dans le corps. La manière dont nous parlons, c'est-à-dire la vitesse, le volume et la tonalité, nos mouvements oculaires ou nos mouvements en général, notre pouls, notre respiration...

Charpentier : Les gens réagissent différemment et ils peuvent percevoir leurs émotions, les influencer ou même les réprimer. C'est un défi pour la technologie. Si je me limite à une seule méthode de mesure, cela peut conduire à des interprétations erronées. Du point de vue de la recherche, nous devrions combiner plusieurs méthodes, par exemple la reconnaissance vocale et faciale avec des facteurs physiologiques.

Dans quels autres domaines les émotions sont-elles mesurées par des machines ?

L'homme de paille : Dans le domaine de l'interaction homme-ordinateur, il est évidemment utile que l'algorithme en sache un peu plus sur l'état émotionnel de la personne avec laquelle il interagit. Selon l'état d'esprit positif ou négatif de quelqu'un, il est possible de formuler les réponses légèrement différemment et d'influencer ainsi également l'impact émotionnel d'une interaction.

Charpentier : Dans mon domaine de recherche, les émotions et les attitudes que nous avons envers les machines sont très pertinentes. Je fais notamment des recherches sur le r?le du comportement humain, et donc des émotions, dans la cybersécurité. Une de mes doctorantes étudie l'influence des émotions sur la perception du thème de la cybersécurité et sur le comportement en matière de sécurité. Un exemple simple : Une personne qui ressent de la peur lorsqu'elle parle de cybersécurité peut adopter un comportement d'évitement et ne pas s'y intéresser du tout. Cela peut avoir pour conséquence que l'on n'apprend rien et que l'on ne peut donc pas se comporter de manière s?re.

Portrait de Verena Zimmermann en entretien
"Nous ne devons pas considérer l'homme et la technologie de manière isolée".
Portrait de Verena Zimmermann en entretien
Verena Zimmermann

Comment faire en sorte que les gens aiment interagir avec les machines ?

Charpentier : Tout dépend de l'objectif que l'on veut atteindre avec les technologies. L'objectif est-il de permettre aux gens de vivre des émotions via des réalités virtuelles ? Ou bien l'objectif est-il de permettre une interaction sociale aussi proche que possible de celle des humains, dans un domaine d'application comme les soins, où la référence humaine pourrait se faire rare en raison du vieillissement de la société ? Certaines études montrent qu'un robot, selon la manière dont il est con?u, peut générer certaines émotions chez les humains, ce qui peut également créer un lien émotionnel entre l'homme et la technologie.

Cela signifie donc pour les robots : plus ils sont semblables, plus ils sont sympathiques ?

Charpentier : Oui, avec une restriction importante : le concept de "Uncanny Valley" stipule qu'il y a une inflexion dans la courbe d'acceptation croissante à mesure que la ressemblance avec l'homme augmente. Si quelque chose ressemble beaucoup à l'homme, mais que certaines caractéristiques ne sont malgré tout pas tout à fait parfaites, mais anormales, cela devient tout à coup désagréable dans l'interaction...

Mieux vaut alors des machines qui ne nous ressemblent pas trop ?

Viande : Lors d'expériences avec des chatbots, nous avons au moins observé que ceux-ci n'ont pas besoin d'être parfaits pour créer un lien avec les utilisateurs. Nous avons utilisé un tel chatbot dans le cadre du traitement d'enfants en surpoids en tant qu'intermédiaire entre les médecins et les patients. L'objectif était d'améliorer l'adhérence, c'est-à-dire que les enfants se comportent de manière plus conforme à la thérapie. Les enfants pouvaient donner un nom au chatbot, qui les accompagnait du matin au soir et apprenait de leurs réactions. S'ils avaient des questions, ils pouvaient les poser soit aux médecins, soit au chatbot. Dans 99% des cas, les enfants se sont tournés vers le chatbot !

Les ordinateurs s'immiscent dans des domaines qui, il y a encore peu de temps, étaient réservés aux humains. Comment nous répartirons-nous un jour les t?ches ?

Viande :Dans l'exemple du chatbot pour les enfants en surpoids, il faut toujours un médecin derrière la technologie. Je ne vois pas le danger du remplacement, mais plut?t la chance de la complémentarité. Un assistant intelligent ne remplace pas un médecin, mais peut accompagner un patient dans une longue maladie et le soutenir. Nos analyses l'ont montré : un chatbot ne sera jamais aussi bon ou meilleur que les meilleurs médecins, mais il est meilleur que la moyenne. Les coachs numériques améliorent donc la qualité des traitements à grande échelle.

L'homme de paille : L'homme, en tant qu'être percevant et pensant, a des limitations claires. L'évolution l'a doté d'abstraction et de créativité, mais d'une capacité de mémoire insuffisante, sinon nous serions devenus des banques de données. Tout ce que nous avons pu pénétrer scientifiquement jusqu'à présent a nécessité une très petite complexité de description. Toutes les théories scientifiques qui sont devenues mondialement connues tiennent sur le dos d'une enveloppe. Mais ce n'est évidemment pas la réalité. C'est le choix sélectif de ce que nous pouvons traiter avec notre cerveau. Cela signifie que nous n'avons pas la possibilité de gérer une grande complexité et de construire des modèles prédictifs. Ce dont nous aurions besoin, c'est d'un coprocesseur de pensée qui nous aide à avoir une vision plus large.

Portrait Elgar Fleisch en entretien
"Je ne vois pas le danger de remplacer, mais la chance de compléter".
Portrait Elgar Fleisch en entretien
Elgar Fleisch

Y a-t-il des fonctions que les machines ne devraient pas assumer ?

L'homme de paille : Ce n'est pas la bonne question. Nous devons tout de même repenser le monde futur avec ces technologies et ne pas entraver les technologies pour que notre ancienne forme d'organisation fonctionne à l'avenir. Avec les nouveaux outils, de nouvelles éthiques vont également voir le jour. Quelque chose qui n'était peut-être pas éthique auparavant devient soudain acceptable.

Quel r?le les émotions joueront-elles à l'avenir dans les sciences techniques ?

Viande : Nous ne mesurons pas directement les émotions, mais l'ombre numérique que nos sentiments laissent sur le ruban de mesure. D'un point de vue technique, nous comprendrons de mieux en mieux cette ombre gérable. Et nous devons utiliser cette compréhension pour la société. Les émotions elles-mêmes resteront isolées de l'ordinateur.

Charpentier : En tant que chercheuse à l'interface entre les sciences sociales et les sciences techniques, il est important pour moi de ne pas considérer l'homme et la technologie de manière isolée, mais de considérer l'interaction entre les deux. Car c'est là que les émotions jouent un r?le décisif.

Vers les personnes

Joachim M. Buhmann est professeur de Informatique au Département d'informatique.

Elgar Fleisch est professeur de Gestion de l'information au Département management, technologie et économie.

Verena Zimmermann est professeure de Sécurité, vie privée et société au Département des sciences humaines, sociales et politiques.

"Globe" Emotionnel !

Globe 23/01 Couverture : Dessin au crayon d'un visage à l'expression stupéfaite

Ce texte est paru dans le numéro 23/01 de ETH Magazine. Globe a été publié.

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