"Il s'agit d'une rupture historique"

La Russie a attaqué l'Ukraine dans la nuit de mercredi à jeudi. Benno Zogg, chercheur à l'ETH au Center for Security Studies, nous parle des objectifs du président Poutine, de l'efficacité des sanctions et des conséquences de l'invasion sur la sécurité européenne.

Image
Benno Zogg est un chercheur senior au Center for Security Studies (CSS) de l'ETH Zurich. (Image : ETH Zurich)

Actualités ETH : M. Zogg, quels sont les objectifs du président Poutine en envahissant l'Ukraine ?
Benno Zogg : Nous ne savons pas encore si Poutine poursuit des objectifs limités ou maximaux. Mais il est clair qu'il veut faire de l'Ukraine un pays docile et dépendant de la Russie, qui restera durablement en dehors de l'OTAN et de l'Union européenne. Pour autant que l'Ukraine puisse encore exister en tant qu'?tat. Tout est envisageable, d'une occupation partielle à une annexion totale de l'Ukraine.

Qu'est-ce qui le motive ?
Poutine regarde l'Ukraine de haut en tant que pays. Il ne la per?oit ni comme un ?tat souverain ni comme un peuple à part entière, mais la considère comme une partie de la culture et de l'histoire russes. Dans sa vision du monde, toute orientation vers l'Ouest ne peut être que le résultat de tentatives d'ingérence occidentales. Lorsqu'il parle du fait que les troupes russes sont désormais accueillies comme des libérateurs, il faut prendre cela au sérieux. En outre, Poutine veut refaire de la Russie une grande puissance. Selon sa lecture, une grande puissance n'est pas forcément admirée, mais crainte.

Quelles sont les conséquences de cette escalade pour les voisins européens de la Russie ?
Ceux-ci se sentiront désormais d'autant plus menacés par la Russie et regarderont vers l'ouest et en direction de leurs partenaires de l'OTAN pour obtenir une assistance militaire. Les pays membres de l'OTAN comme la Pologne, l'Estonie ou la Lettonie, qui partagent une frontière directe avec la Russie, exigeront à l'avenir de plus en plus la présence de troupes américaines sur leur territoire. Dans l'ensemble, l'OTAN va continuer à se rapprocher et à gagner en importance, même auprès des pays neutres non membres comme la Finlande et la Suède. Je crains en outre une militarisation croissante de l'Europe de l'Est. Le potentiel de nouvelles escalades - volontaires ou non - augmente.

Carte de l'Ukraine avec les pays environnants et la Russie
L'Ukraine avant l'invasion de la Russie le 24 février 2022. Le président Poutine ne per?oit pas le pays comme un ?tat souverain ni comme un peuple indépendant. (Image : Center for Security Studies / ETH Zurich).

L'Occident discute désormais de nouvelles sanctions contre la Russie. Quelle forme celles-ci devraient-elles prendre pour que la Russie change de cap militaire ?
Selon la recherche, les sanctions ne provoquent un changement de politique que si elles ont une influence sur les coalitions et les rapports de force dans le pays sanctionné. On peut donc supposer que Poutine ne changerait de cap que si les sanctions divisaient l'élite dirigeante du Kremlin. Cela est très peu probable, car le cercle interne autour de Poutine devrait déjà résister aux sanctions et pourrait même en profiter. A court terme, les sanctions doivent être considérées comme un signal politique important. Mais à moyen et long terme, les sanctions économiques, financières et technologiques peuvent très bien affaiblir l'économie russe, le budget de l'?tat, l'industrie de l'armement et donc aussi l'armée. Mais je doute que Poutine s'en laisse dissuader.

La guerre en Ukraine va-t-elle durer ?
Des incidents involontaires à la frontière avec des pays voisins peuvent également entra?ner d'autres pays dans le conflit. Je pense toutefois qu'il est plus probable que les combats se limitent à l'Ukraine. Mais les répercussions du conflit dépassent bien s?r largement le cadre de l'Ukraine et nous concernent tous.

Quelles possibilités diplomatiques voyez-vous actuellement ?
Actuellement, la diplomatie se limite à des déclarations unilatérales, des conférences de presse et justement des sanctions. Bien que des réunions directes de haut niveau entre la Russie, l'Ukraine et l'Occident soient impensables dans la situation actuelle, les canaux de communication devraient rester ouverts afin de garantir un minimum de prévisibilité. L'exclusion de la Russie de l'ONU ou de l'OSCE n'aurait aucun effet.

Quel est l'impact de l'invasion sur la sécurité européenne ?
Il s'agit d'une rupture historique : repousser unilatéralement et par des moyens militaires les frontières nationales et annexer des territoires est fondamentalement contraire à l'ordre européen d'après-guerre. Après l'annexion de la Crimée en 2014, ce principe est à nouveau violé par la Russie. La légitimité des interventions occidentales, comme au Kosovo ou en Irak, a certes également été contestée, mais l'attaque de Poutine est dénuée de tout fondement. Il reste à voir si les conflits en Europe seront à l'avenir de nouveau résolus de manière plus politique et militaire. Mais il est certain que l'on assistera à une revalorisation des capacités militaires en Europe. A l'avenir, l'Europe pourra encore moins compter sur les Etats-Unis, dont la politique de sécurité se concentrera à long terme sur la Chine. La pression exercée sur l'Europe pour qu'elle renforce sa propre capacité de défense va continuer à cro?tre.

Benno Zogg est chercheur principal au Center for Security Studies (CSS) de l'ETH Zurich. Il dirige l'équipe de sécurité suisse et euro-atlantique.

JavaScript a été désactivé sur votre navigateur.