La technique anthropophile et nous

Plus que de savoir si l'on est pour ou contre certains développements techniques, il est plus important, dans un premier temps, de réfléchir à la manière dont l'homme et la machine s'influencent concrètement l'un l'autre, explique Kevin Liggieri.

Kevin Liggieri

Serons-nous bient?t remplacés par des machines transhumanistes ? Allons-nous tous devenir des cyborgs gr?ce aux nouvelles biotechnologies ? Donc : homme contre machine, vie contre technique ? Les nouvelles technologies sont-elles le symbole d'une fusion techno-euphorique ou le signal de départ de la disparition de l'humanité ?

Le progrès technologique a toujours suscité de tels espoirs et de telles craintes, mais je me demande si ces débats menés sous le coup de l'émotion vont au fond des choses en ce qui concerne les technologies actuelles. Des technologies que nous fa?onnons nous-mêmes et que nous ma?trisons littéralement au quotidien.

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Comment l'homme et la technique s'influencent-ils mutuellement ? (image : Adobe Stock)

Outre les deux narrations classiques de la dystopie ou de l'utopie, je propose donc une autre direction. Le problème ne réside plus, à mon avis, dans une peur apocalyptique, une aliénation ou une honte technologique telles que nous les avons connues autrefois et telles qu'elles sont encore médiatisées aujourd'hui. Bien au contraire, la technique est aujourd'hui anthropophile, c'est-à-dire adaptée à l'homme. Les terminaux mobiles nous flattent. Ils flattent notre corps, notre esprit et notre ego. D'une certaine manière, ils nous complètent même.

Nouvelle relation avec la technique

Les tentatives traditionnelles de description de la technique (en tant que procédé permettant de rendre les connaissances des sciences naturelles utilisables et applicables ou en tant que nature d'un appareil) ne correspondent donc plus tout à fait à notre approche actuelle de la technique. En effet, malgré tous les scénarios d'apocalypse et un pessimisme technologique récurrent, l'utilisation de la technique dans notre quotidien ne pose justement plus de problème. Nous utilisons nos téléphones portables, nos téléviseurs intelligents, nos ordinateurs portables ; nous faisons défiler, nous tapons, nous appuyons ou nous caressons. Nous sommes toujours liés à la technique de manière relationnelle - et souvent de manière émotionnelle. La technique d'aujourd'hui nous marque par ses contextes socioculturels, privés et publics, ainsi que par son design convivial. L'interaction avec la technique fonctionne parce que nous ne pouvons justement pas être neutres face à elle.

Mais comment en sommes-nous arrivés à rencontrer aujourd'hui, en la sentant et en la caressant, une existence en fait radicalement étrangère à l'homme ? Dans la deuxième moitié du 20e siècle, la technique a été humanisée, tant sur le plan épistémologique que pratique, c'est-à-dire qu'elle a été intégrée dans le monde de l'homme.1. Les frontières se sont ainsi estompées et la distance entre l'homme et la machine s'est réduite : la technique est devenue pratiquement invisible pour nous.

La technique fa?onne les hommes

Les possibilités techniques ont un effet normatif sur l'homme, comme l'illustre par exemple le smartphone. La joignabilité permanente, la planification d'itinéraires via Google Maps, ou notre image numérique de nous-mêmes sur d'innombrables réseaux sociaux nous relient apparemment directement à la réalité. Mais toutes ces applications ont besoin de ce petit terminal qui passe inaper?u et qui tient si facilement dans nos mains. C'est ainsi que l'environnement devient "notre" monde.

Il ne fait donc aucun doute que les nouvelles machines, les milieux techniques et les environnements de travail numériques modifient l'image de l'homme ainsi que de la machine sur le plan discursif et pratique. Le conducteur de tramway des années 1920 ou le pilote des années 1960 agissaient dans d'autres systèmes techniques que l'utilisateur totalement connecté d'aujourd'hui.

Les hommes fa?onnent la technique

Mais la condition humaine a tout autant d'impact sur la réalisation technique. Je trouve donc particulièrement passionnante la question de savoir comment et pourquoi les interactions homme-technologie sont pensées et construites sur le modèle des interactions interpersonnelles et des conceptions anthropologiques et humanistes. Les différents acteurs de l'industrie 4.0 ou de l'Affective Computing tentent de concevoir la technique à l'échelle humaine, afin de la rendre moins étrange et de faciliter son utilisation.2. La grande crainte de voir l'homme se techniciser est remplacée par le fait prétendument rassurant que la technique se naturalise. Construire la convivialité, c'est donc aussi réduire la peur.

"L'anthropologie, l'humanisme et l'anthropocentrisme sont efficaces sur le plan économique et du design".Kevin Liggieri

Pour ce faire, les nouvelles technologies sont anthropologisées, linéarisées et finalisées sur le plan rhétorique, comme le montre très bien, par exemple, une terminologie telle que "industrie 1.0 à 4.0". Il est intéressant de constater que le discours technoscientifique de l'époque moderne ne fait plus appel à des images dystopiques post-, trans- ou antihumanistes, mais à des images humanistes et anthropologiques classiques. Une conception anthropophile des interfaces - il suffit de penser à Siri ou Alexis - a du succès parce qu'elle génère acceptation, confiance et efficacité dans l'interaction homme-machine. Michel Foucault demande à juste titre que les sciences se réveillent du "sommeil anthropologique" et cessent de "parler de l'homme, de sa domination et de sa libération". Ce même sommeil anthropologique est pourtant devenu important, sur le plan rhétorique et pratique, dans la conception de l'homme-machine.3

Le débat ne touche pas au c?ur du sujet

L'anthropologie, l'humanisme et l'anthropocentrisme sont efficaces en termes d'économie et de design. Le design est entièrement orienté vers le sujet, l'homme vivant, psychophysique, c'est-à-dire l'utilisateur. C'est gr?ce à cette signature anthropologique de la technique que nous pouvons la manipuler, l'utiliser et la vivre. Le problème de la technique anthropophile pourrait donc justement résider dans le fait qu'il n'y a (généralement) plus de problème dans l'application. Les applications techniques véhiculent ainsi un naturel qui doit être remis en question et analysé dans ses structures, ses argumentations et ses pratiques. Bien s?r, les débats sur un remplacement ou une optimisation technique de l'homme, qui soit oppose l'homme à la machine, soit tente de les fusionner, se poursuivent. Mais il me semble que la réflexion technico-anthropologique concrète est d'autant plus importante que le problème subtil de la technique en tant qu'application intuitive dans notre monde de vie est sinon trop vite occulté entre les pour et les contre abstraits.

Références

1 Cf. Michael Hagner, 2016, "Cybernétique". In : Langue, culture, communication. ed. Ludwig J?ger, Werner Holly, Peter Krapp, Samuel Weber, Simone Heekeren. Berlin : de Gruyter, 253-261.

2Kevin Liggieri, 2018, "Comprendre et créer. Sur la problématique productive de l'interface homme-machine". Dans : "Le miracle de la compréhension". Un regard multidisciplinaire sur un phénomène "hors norme". ed. Kevin Liggieri / Hans-Ulrich Lessing. Fribourg : Karl Alber, 305-332.

3 Michel Foucault, Ordnung der Dinge, Francfort-sur-le-Main 1974, p. 410, 412.

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