Personnaliser la médecine avec des protéines

Ruedi Aebersold est l'un des principaux chercheurs en protéomique au monde. Ces dernières années, il a continué à développer les méthodes protéomiques avec une équipe de recherche internationale, de sorte que les médecins peuvent désormais utiliser cette technique comme outil. Dans un entretien avec Actualités ETH Zurich, le professeur de l'ETH Zurich et de l'Université de Zurich explique comment l'information des protéines peut faire avancer la médecine dite personnalisée.

Ruedi Aebersold
"Ce sont les protéines qui sont les acteurs moléculaires dans les cellules, pas les gènes", explique Ruedi Aebersold, professeur à l'ETH Zurich et à l'Université de Zurich. (Image : Fabio Bergamin / ETH Zurich)

Actualités ETH : Les chercheurs en médecine souhaitent à l'avenir tenir davantage compte des différences individuelles des patients et des différentes manifestations d'une maladie afin de pouvoir proposer des thérapies sur mesure. Jusqu'à présent, ils ont surtout utilisé comme critère les différences génomiques, c'est-à-dire les mutations dans le matériel génétique ADN. Vous, Monsieur Aebersold, allez maintenant plus loin et souhaitez établir la médecine personnalisée au niveau des protéines. Pourquoi cela ?
Ruedi Aebersold : Les acteurs moléculaires qui provoquent directement une maladie dans un corps ou une cellule sont en grande partie des protéines. Depuis longtemps déjà, les pathologistes mesurent certaines protéines dans des échantillons de tissus lorsqu'ils diagnostiquent des maladies, par exemple un type de cancer. Avec une méthode classique très répandue, ils rendent ces protéines visibles avec des anticorps. Cette méthode ne permet toutefois de déterminer qu'une poignée de protéines à la fois. Ces dernières années, nous avons développé une méthode protéomique qui nous permet de déterminer simultanément et avec précision 2000 protéines différentes dans un minuscule échantillon de tissu.

De telles méthodes, qui permettent de déterminer le modèle protéique, sont toutefois beaucoup plus complexes que les analyses génomiques existantes.
Les mutations du patrimoine génétique peuvent désormais être déterminées rapidement et à un co?t relativement faible, c'est vrai. Mais l'information génétique est ensuite traitée dans la cellule, et au bout de la cha?ne de traitement biologique se trouvent les protéines. Pour décrire une maladie, celles-ci sont plus parlantes. En déterminant des milliers de protéines dans des échantillons de tissus, nous souhaitons faire le lien entre la génomique et les maladies. En effet, des mutations très différentes du patrimoine génétique conduisent souvent à la même maladie. Ou bien une maladie est si complexe que de nombreuses pièces du puzzle génétique, que nous ne connaissons pas encore toutes, s'assemblent. D'autre part, avec notre méthode protéomique, nous mettons entre les mains des pathologistes un outil moderne qui leur permet de classifier les tissus malades de manière beaucoup plus précise qu'auparavant. Nous avons perfectionné la protéomique de telle sorte que nous pouvons fournir des résultats très précis et reproductibles en une heure seulement.

Comment y êtes-vous parvenu ?
Pour déterminer les protéines dans un échantillon, nous décomposons les protéines en fragments, appelés peptides. Gr?ce à la spectrométrie de masse, nous pouvons distinguer ces peptides en fonction de leur masse et de leur capacité à repousser l'eau. Nous estimons qu'il existe entre 10 et 100 millions de peptides différents qui peuvent être formés à partir des différentes protéines du corps humain. C'est un nombre beaucoup trop important pour être évalué en peu de temps. C'est pourquoi de nombreuses méthodes protéomiques utilisées jusqu'à présent avaient recours à une astuce : selon le "principe de Las Vegas", elles sélectionnaient au hasard environ un peptide sur mille et les analysaient. Cette méthode présente toutefois le gros inconvénient de ne pas être reproductible, car ce ne sont pas les mêmes peptides qui sont choisis à chaque fois. Nous réduisons en revanche la quantité de données d'une autre manière : nous rassemblons les peptides en quelque 30 000 groupes en fonction de leur masse et de leur capacité à repousser l'eau, et nous les analysons en une heure. Dans notre méthode, le hasard ne joue aucun r?le, notre technique est donc à la fois reproductible et rapide.

Au cours des deux dernières années, vous avez optimisé la méthode et l'avez récemment appliquée pour la première fois à des échantillons de tissus de patients. Avec quel succès ?
Dans notre dernière étude, nous avons mesuré l'état biochimique de petites biopsies, concrètement de biopsies de cancer du rein, que nous avons re?ues de médecins participant à l'étude à l'h?pital cantonal de Saint-Gall. Nous avons pu très facilement reproduire les résultats des pathologistes au niveau des protéines. Notre technique nous permet de créer des empreintes digitales numériques des protéines des échantillons. Autre avantage : ces empreintes digitales peuvent être réanalysées ultérieurement. Les chercheurs pourront encore se référer à nos données dans de nombreuses années, lorsqu'ils s'intéresseront à la fonction d'une protéine particulière.

Pourquoi la rapidité de la méthode est-elle importante ?
La protéomique nous permet d'acquérir de nouvelles connaissances lorsque nous analysons statistiquement les données d'un grand nombre de personnes - ce que l'on appelle une cohorte. Si une méthode est rapide, elle a la capacité d'étudier de grandes cohortes.

Vous dirigez un groupe de recherche de biologistes systémiques. Comment les médecins des h?pitaux ont-ils accueilli votre nouvelle méthode ?
Nous avons re?u des réactions positives de la part de chercheurs cliniques. Et nous nous attendons à ce que les pathologistes utilisent bient?t cette méthode pour prendre des décisions cliniques. Jusqu'à présent, la protéomique avait plut?t mauvaise réputation parmi les médecins, car elle est comparativement chère et complexe. La protéomique souffrait également du "syndrome de Las Vegas" évoqué plus haut, à savoir une mauvaise reproductibilité. Nous avons maintenant corrigé cela et nous sommes convaincus que notre méthode a un grand potentiel en clinique. C'est donc à dessein que nous avons soumis notre dernier travail de recherche à la publication non pas dans une revue biologique, mais dans une revue médicale. Nous espérons ainsi faire conna?tre encore davantage les avantages de notre technique aux médecins et aux chercheurs en médecine. Nous sommes également heureux de constater que notre méthode ne fonctionne plus exclusivement sur les appareils que nous avons utilisés. D'autres chercheurs ont déjà adapté la méthode à d'autres appareils.

Comment allez-vous développer la méthode ?
Nous sommes en train d'augmenter constamment le nombre de protéines mesurables avec cette méthode. Nous souhaitons également développer la méthode de manière à pouvoir mesurer des échantillons de tissus plus anciens conservés dans une solution de formaldéhyde. Nous pourrions alors analyser des échantillons conservés de patients dont on conna?t l'évolution ultérieure de la maladie et le traitement choisi. Nous pourrions ainsi identifier les liens entre les modèles de protéines et l'évolution ultérieure de la maladie.

La médecine personnalisée est actuellement sur toutes les lèvres - dans le monde entier. En Grande-Bretagne et aux ?tats-Unis, de nouveaux programmes de recherche nationaux ont été mis en place à cet effet. Qu'en est-il de la recherche en médecine personnalisée en Suisse ?
Nous sommes très bien positionnés en Suisse pour étudier des maladies complexes avec l'approche systémique - notamment gr?ce à la recherche en biologie systémique très développée dans notre pays. De même, il existe déjà un centre de compétences en médecine personnalisée dans le cadre de "Hochschulmedizin Zürich". Mais il faut d'autres incitations pour que les médecins en clinique, les chercheurs et les ingénieurs puissent mieux collaborer. Un peu comme Barack Obama l'a fait récemment pour les Etats-Unis. page externeannoncé,En Suisse aussi, un programme national de recherche sur la médecine personnalisée serait souhaitable. Du c?té des scientifiques, il existe une proposition largement soutenue d'en inscrire un dans le prochain programme de législature à partir de 2017. Fin 2016, le programme national de recherche en biologie systémique, SystemsX.ch, arrivera lui aussi à son terme comme prévu. Un programme "Personalized Health" pourrait s'appuyer sur ce programme.

Vers la personne

Ruedi Aebersold (60 ans) est un pionnier de la protéomique et de la biologie systémique. En 2013, la revue "Analytical Scientist" l'a désigné comme le deuxième chercheur le plus influent au monde dans le domaine des sciences analytiques. Après des études et un doctorat à l'université de B?le, Aebersold a travaillé au California Institute of Technology et à l'université de Washington. Depuis 2000/01, il est professeur de biologie systémique à l'ETH Zurich et à l'Université de Zurich.

Référence bibliographique

Guo T et al : Conversion rapide par spectrométrie de masse d'échantillons de biopsie tissulaire en cartes numériques quantitatives permanentes du protéome. Nature Medicine, 2 mars 2015, doi : page externe10.1038/nm.3807

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