"L'Ukraine a besoin d'un dialogue national"

Après des semaines de confrontation, l'Ukraine se cherche un avenir politique. Le conflit entre le nouveau gouvernement de Kiev et les forces tournées vers la Russie s'intensifie, notamment en Crimée. Malgré tout, Jonas Gr?tz, spécialiste de la Russie et chercheur au Center for Security Studies, ne croit pas à un retour de la guerre froide.

Vue agrandie : manifestation à Simferopol
La péninsule de Crimée est l'un des points chauds du bras de fer entre les forces pro-occidentales et pro-russes - sur la photo, une manifestation mercredi dans la capitale provinciale Simferopol. (Image : Artur Shvarts / Keystone)

Actualités ETH : Monsieur Gr?tz, la fuite du président Ianoukovitch dimanche constitue-t-elle l'étape la plus importante pour la paix en Ukraine ?
Jonas Gr?tz : De très nombreuses personnes en Ukraine continuent de voir les événements comme un coup d'?tat. A la télévision russe, particulièrement regardée dans le sud-est du pays, les nouvelles autorités sont présentées comme des fascistes et des néonazis. Un gouvernement nouvellement élu aura beaucoup de mal à être reconnu dans tout le pays.

Vue agrandie : Jonas Gr?tz
Jonas Gr?tz, scientifique au CSS. (Image : ETH Zurich)

La Russie pourrait-elle intervenir militairement en Ukraine ?
Une intervention militaire directe me semble peu probable. Elle n'est d'ailleurs pas nécessaire, car la Russie dispose d'autres moyens pour exercer une influence.

Laquelle ?
Dans la péninsule de Crimée, une région autonome appartenant à l'Ukraine, la Russie bénéficie d'un soutien considérable. Elle pourrait y soutenir une déclaration d'indépendance des forces séparatistes. Jeudi matin, des forces armées pro-russes ont déjà occupé le parlement régional de Crimée. La Russie a toutefois garanti l'intégrité territoriale de l'Ukraine en 1994 dans le mémorandum de Budapest - un traité international conclu avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Il sera donc décisif de savoir si l'on parvient à faire accepter aux forces séparatistes un nouveau gouvernement à Kiev. Par exemple en accordant des droits d'autonomie plus étendus.

Dans l'ouest de l'Ukraine, les gens se battent pour l'accord d'association avec l'UE. Dans le sud-est, les drapeaux ukrainiens sont remplacés par des drapeaux russes. Assiste-t-on à un retour de la guerre froide ?
Ces dernières années, la Russie s'est davantage démarquée de l'Occident, notamment par un recours aux symboles soviétiques. Mais la révolte en Ukraine montre justement que ces jeux de la guerre froide ne font plus recette auprès du peuple. Les citoyens sont aujourd'hui plus avancés ; ils prennent leur destin en main. Ce qui a finalement conduit au soulèvement, c'est la volonté de changement des manifestants. Ni l'UE ni la Russie n'ont pu faire grand-chose pour ou contre. Je n'accorderais donc pas trop d'importance à la concurrence géopolitique dans ce cas. En Crimée aussi, il y a par exemple les Tatars de Crimée qui se sont prononcés en faveur du nouveau gouvernement. Mais il faut maintenant suivre la situation de près.

En 2000, le président russe Poutine a initié une union douanière en guise de contre-modèle à l'UE, qui doit être développée l'année prochaine en "Union économique eurasienne". Les anciens pays soviétiques seront ainsi plus proches de Moscou. Est-ce une alternative à l'UE pour une partie des Ukrainiens ?
Les Ukrainiens sont considérés à Moscou comme un peuple slave frère des Russes. De plus, Kiev a également une importance symbolique en tant qu'origine de l'?tat russe. Ce n'est pas le cas des membres actuels de l'Union comme le Kazakhstan, le Kirghizstan ou le Tadjikistan. L'adhésion de l'Ukraine serait essentielle pour la Confédération suisse. Mais même Ianoukovitch y a renoncé, car cela aurait été un symbole politique trop fort. Les régions orientales de l'Ukraine sont certes très dépendantes de l'économie russe. De nombreux citoyens y sont favorables à une union douanière avec la Russie. Mais l'Union eurasienne n'a jamais été considérée comme un projet identitaire en Ukraine.

Dans quelle mesure la Russie joue-t-elle déjà de son pouvoir économique vis-à-vis de l'Ukraine ?
La Russie a suspendu l'aide économique de 15 milliards d'euros qu'elle avait accordée à Ianoukovitch. Elle menace en outre de sanctions économiques si l'Ukraine signe un accord de libre-échange avec l'UE. Or, plusieurs ministres des Finances de l'UE ont annoncé qu'ils s'engouffreraient dans la brèche et mettraient ces fonds à disposition rapidement et sans bureaucratie. Cela devrait créer la base d'un dialogue national.

Vue agrandie : carte de l'Ukraine
Les manifestations à Kiev ont fait couler beaucoup de sang. Les victimes sont souvent originaires de l'ouest et du centre de l'Ukraine, mais aussi de Géorgie ou même de Russie. (Source : CSS / ETH Zurich)

Un signal clair, non ?
Cela montre que l'UE considère le changement de pouvoir comme légitime. Et bien s?r, on pense pouvoir mieux collaborer avec les nouveaux acteurs qu'avec Ianoukovytch, qui a toujours fait des allers-retours entre l'UE et la Russie.

Dans quelle mesure l'Ukraine restera-t-elle dépendante de la Russie, même si elle continue à se rapprocher de l'UE ?
Aucun président à Kiev ne peut se passer de la Russie. Un tiers des exportations sont destinées à l'union douanière dominée par Moscou. 60 pour cent du gaz naturel ukrainien est importé de Russie. La Russie dispose ainsi d'un puissant moyen de pression. En outre, la Russie a accordé à Ianoukovitch des avantages sur les prix du gaz en échange de sa fidélité au Kremlin. Ces contrats expirent fin mars et doivent être renégociés. Des prix du gaz plus élevés sont toutefois la dernière chose dont l'Ukraine pourrait avoir besoin actuellement.

Existe-t-il des alternatives ?
Oui, l'?tat ukrainien a conclu ces dernières années plusieurs accords avec Shell et Chevron pour l'extraction de gaz naturel dans son propre pays. Cela pourrait encore être accéléré à l'avenir. Il existe des gisements supplémentaires en mer Noire, au large de la Crimée, qui devraient être exploités à l'avenir. Les gisements de charbon dans le pays pourraient également contribuer à une plus grande autosuffisance énergétique. Et en cas d'augmentation des prix de la part de la Russie, une importation de gaz de l'UE serait également envisageable.

De quoi l'Ukraine a-t-elle maintenant le plus besoin ?
Le pays a avant tout besoin d'un dialogue national entre les nouvelles forces de Kiev, les citoyens de l'Ouest et les régions orientales du pays. Il faut maintenant lutter pour une interprétation commune des événements de ces derniers mois. Les organisations internationales comme l'OSCE pourraient jouer un r?le important à cet égard si elles parviennent à gagner la confiance des parties. L'Ukraine est au bord du gouffre sur le plan économique. Le pays a donc besoin rapidement d'un gouvernement efficace qui puisse résoudre les problèmes flagrants du pays.

Jonas Gr?tz est collaborateur scientifique du "Global Security Team" au Center for Security Studies (CSS) de l'ETH Zurich. Il s'est spécialisé dans les questions de sécurité énergétique ainsi que dans la politique intérieure et extérieure russe.

Des Suisses comme ambassadeurs de l'OSCE en Ukraine

Le 24 février, le président de la Confédération Didier Burkhalter, actuellement président de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), a nommé l'ambassadeur Tim Guldimann comme son envoyé personnel pour l'Ukraine. Guldimann parle russe et, en tant qu'ancien chef du groupe d'assistance de l'OSCE en Tchétchénie (1996-1997), de la mission de l'OSCE en Croatie (1997-1999) et de la mission de l'OSCE au Kosovo ainsi que représentant spécial du secrétaire général de l'ONU au Kosovo (2007-2008), il dispose d'une grande expérience dans le domaine de la gestion des conflits en Europe de l'Est ainsi que de bonnes connaissances de l'OSCE. Guldimann reste en même temps chef de l'ambassade suisse à Berlin.

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